Cendrillon (1)
Ce récit véhicule des stéréotypes sexistes. Je vous recommande de le lire avec une distance critique et d’interroger les imaginaires qu’il convoque.
Une fois, c'était un veuf et sa fille. Le veuf se marie en secondes noces à une femme ayant trois filles pas très joliyes. Cendrillon, la fille unique, était belle. Les filles de la veuve devinrent bientôt jalouses et fâchées de voir les jeunes gens s'approcher d'elle plutôt que de toutes autres.
Un jour, elles disent à leur mère : "Il y a toujours un boute ! Ne la laisse pas passer avec nous au salon. Avec ses belles façons, elle attire tous les garçons ; et il nous est impossible d'en avoir un à veiller (2) avec nous." Fâchée de cela, la belle-mère donne un habit de flanelle d'habitant (3) à Cendrillon, et la met à tous les ouvrages durs, pour gaspiller sa belle peau. Pendant que Cendrillon est assise seule près de la cheminée, les jeunes filles sont toujours en toilette, faisant leurs demoiselles.
Un beau soir, une magniére (4) de roi fait une grosse soirée, invite tout le monde, surtout les jeunes filles. Les trois sœurs de Cendrillon s'habillent de leurs plus beaux habits pour aller à la soirée. Mais on dit à Cendrillon : "Toi, tu ne viendras pas. Ta place est ici." Elle reste donc seule devant la cheminée, à pleurer de se voir si jeune et de ne pouvoir s'amuser comme ses sœurs. À peine les filles parties, une vieille fée ressoud (5) près d'elle. "Bonsoir, ma fille ! Qu'as-tu à pleurer ?" Elle répond : "Mémére ! (6) Vous voyez ce que je suis. Voici ma chaise. Si quelqu'un vient veiller, on me laisse ici avec ces habits de flanelle d'habitant. Mes trois sœurs vont partout, mais pas moi. Comme vous voyez, ce soir, le roi donne une grosse soirée; mes sœurs y sont. Moi, je ne puis pas m'y montrer ; ma mère me tuerait." La fée lui dit : " Grèye (7)-toi ! tu vas y aller." — "Je ne puis pas y aller ; je n'ai pas de robe." — "Moi, je vas t'en donner une." La fée l'habille de beau satin pâle, et lui donne aussi des pantoufles de satin pâle. Belle comme elle est, avec ses beaux cheveux d'or, il n'y a qu'un éclat autour d'elle. La fée lui recommande : "Ne passe pas (8) minuit. Si tu le fais, tu redeviendras comme avant." Un beau carrosse passe à la porte, Cendrillon y embarque (9) et arrive à la porte du château. Elle descend et entre. À la vue d'une beauté si rare, tous les danseurs s'arrêtent et regardent, surpris. C'est à qui danserait avec elle. Le prince la trouve si belle et si bien vêtue qu'il lui demande une danse. Ne voulant pas passer minuit, elle demande l'heure. Le prince lui dit : "Il est onze heures." Elle répond : "Ça me fait bien de la peine, mais il faut que je m'en aille." Le prince ne veut pas la laisser partir et dit : "Il n'est pas tard !" — "Je ne peux pas ; il faut que je parte." Le carrosse est à la porte, elle y monte et s'en retourne. Rendue à la maison, elle redevient habillée en Cendrillon, comme avant. Ses sœurs arrivent et la trouvent assise devant le feu, comme toujours. Elles lui disent : "Il y avait donc une belle fille, belle comme un ange! On (10) n'a jamais vu de beauté pareille." Cendrillon écoute et fait semblant de rien. Elle demande à ses sœurs : "Etait-elle bien habillée, cette fille dont vous parlez tant ?" — "Elle avait la plus belle robe de satin pâle et des pantoufles sans pareilles. Où a-t-elle bien pu les prendre ? On n'en a jamais vu d'aussi belles."
Le lendemain au soir, il y avait encore un bal chez le roi. Les trois filles se disent : "Nous allons toujours nous mettre des belles toilettes, tout ce que nous avons de plus beau." Elles ne savent quoi faire pour se rendre plus jolies et trouver à se marier. Cendrillon leur demande : "Emmenez-moi donc ?" La belle-mère répond : "Je ne veux pas d'une Cendrouillonne (11) comme toi, pour faire honte à mes filles." Cendrillon s'asseoit comme toujours dans sa petite chaise berçante, près de la cheminée. Les trois filles se grèyent pour la danse (12), mettent tout ce qu'elles ont de plus beau en or et en satin, partent avec leur mère et laissent Cendrillon seule à pleurer. Aussitôt qu'elles sont parties, la vieille fée ressoud (13) encore : "Bonsoir, ma fille ! tu as l'air bien triste." — "Oui, mémére ! elles sont parties pour la danse; et moi, elles n'ont pas voulu m'emmener. Tous les ouvrages les plus durs, c'est à moi qu'on les donne." La fée demande : "Veux-tu y aller ?" — "Ça me ferait bien plaisir d'y aller ; mais je n'ai pas de robe." — "Vite, grèye-toi" dit-elle en lui donnant une belle robe de satin rose et des pantoufles appareillées. La fée la rend deux fois plus belle qu'elle est, et l'envoie en disant : "Ne passe pas minuit, parce que, à cette heure-là, tu redeviendras Cendrouillonne." Les plus beaux chevaux, attelés à un carrosse sans pareil, arrivent à la porte ; Cendrillon embarque et arrive au bal. Voyant entrer une si belle fille, tout le monde arrête de danser pour la regarder. Vitement le prince s'approche d'elle et lui demande de danser avec elle. Elle accepte, et s'amuse tellement qu'elle oublie l'heure. Tout à coup, elle lui demande : "Quelle heure est-il ?" Et, pendant que minuit sonne, elle dégringole l'escalier et redevient Cendrillon comme avant. Dans l'escalier elle perd une pantoufle, que le prince, courant après elle, ramasse. Vêtue de flanelle d'habitant, dans son carrosse, elle file chez elle. A peine assise devant la cheminée, ses sœurs arrivent. Elles ne font que parler de la belle fille vêtue de satin rose. "Mais c'est drôle comme elle est partie vite !" disent-elles.
Le lendemain, le prince fait battre un bal. "Celle à qui la pantoufle ira sera l'épouse du prince." En attendant que le prince passe, les trois filles mettent leurs plus belles toilettes. Comme la pantoufle est bien petite, elles se coupent le bout du pied pour la mettre, mais sans y réussir. À la fin, le prince fait le tour de toutes les maisons des invités à la danse, sans trouver à qui la pantoufle appartient. Alors le roi dit : "Réunissez toutes les jeunes filles du village." Cendrillon se trouve parmi elles, habillée en paysanne. À elle seule la pantoufle fait. Et le roi déclare qu'elle est bien celle que le prince va épouser. Les gens de la cour la font habiller en princesse, et s'aperçoivent comme elle est belle. Pour le mariage, on fait une grosse noce. Mais moi, on ne m'a pas invitée.
Notes de l'auteur
1) Raconté par Mme P. Sioui, en août, 1914, à Lorette, Québec. Mme Sioui avait appris ce conte de sa mère, Mme Marie Michaud (Picard).
2) Le., pour passer la soirée.
3) Le., flanelle du pays.
4) Pour manière de.
5) Le., apparaît, arrive.
6) Pour grand'mere.
7) Le., prépare-toi.
8) Le., reviens avant minuit.
9) Le., monte.
10) Pour nous.
11) Probablement dérivé de Cendrillon.
12) Le., soirée où l'on danse.
13) Le., arrive.
Cendrillon dans Contes populaires canadiens par C.-Marius Barbe, The Journal of American Folk-lore, vol. XXIX, janvier-mars 1916, n° CXI, p. 55-57.
Site archive.org, consulté le 27 septembre 2025 :
https://ia801305.us.archive.org/15/items/contespopulaires00barb/contespopulaires00barb.pdf
Vous trouverez l'intégralité des Contes populaires canadiens sur archive.org (Parlafine ou Petit-Poucet ; La petite Capuche-bleue ; Le conte de Pois-verts ; Minette m'a volé mes roulettes, etc.).
Si vous souhaitez découvrir d’autres versions de Cendrillon (AT 510 A : "L'héroïne persécutée"), je vous invite à lire le recueil éponyme d’Isabelle Genlis, conteuse et comédienne. Vous y trouverez des Cendrillons japonaises, cambodgiennes, indonésiennes, vietnamienne, chinoise, thaïlandaise, birmane, coréenne et tibétaine.
Je vous recommande également Tam et Cam, la Cendrillon vietnamienne, un spectacle d’Isabelle Genlis en duo avec Hô Thuy Trang à la cithare et en trio avec Thanh Nam Mai aux flûtes et aux percussions. Il est disponible en CD.
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